Attachés culturels

Cette perte du prestige de la France est la ruine de la paix en Europe Orientale

Ces effets ? Ils se manifestent dans le monde entier, en Europe Centrale, en Méditerranée, en Extrême-Orient, les Ministres anglais le répètent l'un après l'autre : « La paix du monde suppose une France forte et cohérente ». L'effacement de la France est directement à l'origine des complications en Europe Orientale et son relèvement peut seul y ramener le calme. De nouveau les yeux se tournent vers le Danube, car là-bas l'activité politique est intense et les changements sont nombreux. Il est à remarquer, et nous voyons tout de suite, par l'effet d'une confusion contre laquelle nous ne cesserons jamais de lutter, qu'ils sont immédiatement liés aux modifications de la politique intérieure de deux pays : la Yougo-Slavie et la Roumanie. Ces modifications de politiques intérieures les ont amené à « élargir leur système politique », pour employer le langage qu'on y parle, et à se rapprocher selon leur attrait idéologique de l'axe Rome-Berlin. Quelques soient les affirmations récentes, il en résulte un certain isolement de la Tchécoslovaquie, seul membre de la petite Entente qui reste dans la ligne ancienne. Voici qui va favoriser les desseins allemands, et aussitôt nous voyons le Reich poser la question des Allemands des Sudètes.

Il importe ici d'éviter un certain nombre de confusions : il est bien vrai qu'une minorité d'à peu près trois millions d'allogènes de langue allemande ont été pour des raisons stratégiques incorporés en 1919 au jeune État tchéco-slovaque. Ceux-ci ne venaient pas d'Allemagne, bien plutôt de l'Ancien Empire Austro-Hongrois et c'est à l'Autriche qu'à l'époque ils avaient demandé à être rattachés (l'Autriche n'a-t-elle pas vu dans la campagne du Reich pour les Allemands des Sudètes une menace pour elle-même ? Le rapprochement Austro-Tchèque donnerait à le penser). La question de la collaboration à la vie nationale d'une aussi forte minorité (20% de la population totale) a toujours pesé sur la politique de Prague. Les gouvernements tchèques ont-ils eu des torts vis-à-vis d'elle ? Il n'est pas de notre compétence de le dire. Mais aujourd'hui le problème est plus difficile que jamais à résoudre car cette minorité germanique a subi très fortement l'influence naziste : Le problème de minorité se double d'un problème idéologique.

L'Allemagne propose une solution : « Que la Tchécoslovaquie évolue dans le sens de l’État Suisse ». A première vue l'idée d'une Confédération tchécoslovaque peut sembler séduisante, tant est diverse et complexe la composition de cet État. Pourtant on s'en émeut à Prague et voici ce qu'on objecte : tout d'abord c'est créer une fausse analogie que de comparer la situation helvétique et la situation tchèque. La Suisse est une construction de l'histoire. Elle s'est faite lentement. Il y a fallu des siècles, et bien des événements, y compris la guerre civile de 1846. Est-il au pouvoir de la Tchéco-slovaquie de se muer en confédération et n'y risque-t-elle pas son unité ? L'autre argument, tout politique, a plus de poids. On dénonce dans cette proposition une manœuvre pour assurer « la marche vers l'Est » de l'Allemagne. Non pas qu'on prétende que le Reich veuille annexer le pays des Sudètes. Au contraire, le soutien qu'il apporte aux allogènes allemands, l'influence qu'il veut leur voir conquérir serait pour lui un moyen de s'assurer une sorte de domination politique et peut-être économique sur la Tchéco-Slovaquie toute entière. Ainsi serait assurée cette marche vers l'Est qui est le vrai sens (dans toutes les acceptations du terme) de la politique germaine. Ce fut toujours sa direction et les attitudes allemandes envers la France ont avant tout pour fin de garantir le Reich vers l'Ouest. Politique de Bismarck, héritée de Frédéric II, Mein Kampf l'atteste. Hitler entend y rester fidèle. Je ne crois pas que ce point de vue des satisfactions coloniales accordées à l'Allemagne puisse apaiser la situation. De ce côté le Fuhrer poursuit deux buts : 1) Donner une satisfaction morale à l'Allemagne, lui faire reconnaître « une capacité de coloniser » que d'une façon assez peu compréhensible à nos yeux le traité de Versailles prétend lui refuser ; 2) présenter d'une façon cruciale, et obliger, par un procédé non exempt d'une certaine violence mais à tout prendre habile, l'Europe à se poser le problème des matières premières dont le Reich n'a pas une quantité suffisante. Le problème est très grave, et si réel que de ne pas le prendre en considération serait donner certaines circonstances atténuantes à l'Allemagne. Si l'Europe veut la paix elle doit envisager cette question des matières premières.

Mais si les revendications coloniales ont cette signification, il s'en faut de beaucoup qu'elles soient le fond de la politique étrangère allemande. Une fois de plus l'Allemagne regarde vers l'Est, et l'isolement relatif de la Tchéco-Slovaquie la favorise. Elle la favorise d'autant plus qu'elle peut lui permettre d'atteindre ses fins en évitant la guerre. Hitler fera peut-être la guerre, peut-être un jour la voudra-t-il, mais aussi corrélative qu'elle soit au Régime qu'il a institué, je ne crois pas qu'il la désire. M. Delbos, il n'y a pas si longtemps, lui rendait cet hommage à la tribune de la Chambre. Un récent voyage en Allemagne m'a personnellement convaincu du désir de paix, je dirais même du pacifisme sentimental des Allemands. Qu'on ne se rassure pas trop tôt pourtant, car les Allemands, contrairement aux autres peuples, sont capables de vouloir une guerre qu'ils ne désirent pas, tant est grand chez eux le déséquilibre, que signalait Jacques Rivière, entre la volonté – inouïe – et les autres facultés, et tant est forte leur indifférence aux événements, quels qu'ils soient.

L'isolement relatif de la Tchéco-Slovaquie favorise le dessein allemand. Prague risque un jour de se trouver dans une impasse et d'accepter ce qu'elle ne pourra empêcher. C'est bien vers cette impasse que veut la mener la diplomatie du Reich. La Yougo-Slavie et la Roumanie jouent de nouvelles cartes. Il ne faut peut-être pas être trop sévère pour elles : l'effacement de la France les a mises dans une situation singulière. Maintenant qu'on croit, à tort d'ailleurs, ne plus pouvoir jouer atout France sur le Danube, on n'a plus le choix qu'entre deux combinaisons : la couleur russe et les couleurs allemandes et italiennes pour l'instant réunies en dépit des plus étonnantes contradictions d'intérêt. La couleur russe inquiète la Roumanie, que l'URSS menace en Bessarabie. Elle l'inquiète aussi pour des raisons de politique intérieure que nous connaissons bien. Par contre la carte allemande la rassure momentanément de ce côté, elle la couvre en plus du côté de la Bulgarie dont Berlin modérera les revendications quant à la Dolboudja.  Un certain éloignement entre Berlin et Budapest ne la rassure peut-être pas aussi bien sur le sort de la Transylvanie. La plus grande Roumanie n'est-elle pas en effet menacée de ces trois côtés ? La Yougoslavie, elle trouve à se rapprocher de l'axe Rome-Berlin (mouvement commencé avant même la mort du Roi Alexandre, sous l'impulsion de l’État-Major, au moins en ce qui regarde Berlin) divers avantages. Avantage de politique intérieure, avantage de politique extérieure aussi la menace italienne s'éloigne, les revendications hongroises perdent leur appui essentiel. Voici les intérêts immédiats qui amènent ces puissances à varier, au moins partiellement, le sens de leur politique.

Mais à ce jeu, dont leurs intérêts immédiats se trouvent satisfaits, ne courent-elles pas un grave danger ? La marche vers l'Est ne s'arrêtera pas au plateau de Bohême. C'est tout l'Orient Européen que l'Allemagne désire contrôler. Si Roumanie et Yougoslavie y trouvent la paix, ne sera-ce point un « pax germanica ». Elles ont ouvert la porte, et la diplomatie allemande est trop forte et trop habile pour ne point en profiter. Je crains un réveil douloureux pour ces puissances. Sans doute, ce jour-là, le point faible de l'axe Rome-Berlin en amènera-t-il la rupture ? Les antagonismes de l'Italie et de l'Allemagne sur le Danube apparaîtront dans leur crudité. Mais tout ceci est-ce la paix ? Que de marchandages et de difficultés attendent les pays danubiens.

Tout le mal vient de ce que l'ordre européen supposait une France non seulement forte mais rayonnante. Celle-ci n'a sans doute rien perdu de sa force mais depuis le 7 mars 1936, depuis aussi ses troubles intérieurs qu'on exagère à plaisir et dont on détourne le sens, elle a perdu de son prestige. Aussitôt le fragile édifice s'écroule, montrant une fois de plus ce qu'a de précaire une paix uniquement appuyée sur un équilibre politique.

Le mal réagit sur la politique extrême-orientale. L'Europe est trop absorbée par ses problèmes nouveaux pour qu'elle puisse là-bas imposer la paix, et chacun marchande de son côté. Le Japon profite de cette division, il en joue. N'a-t-il pas choisi son heure ? Mais la guerre est épidémique, et partout où elle éclate elle nous menace directement.

Contre ce mal que pouvons-nous ? Il ne s'agit pas pour la France d'une perte de force, mais d'une perte de prestige, et ce prestige, c'est à nous de le lui rendre. Attachés culturels ? Oui, tous, nous pouvons l'être. Faisons savoir ce que nous sommes, montrons le visage de la France chrétienne. Cultivons-nous, perfectionnons-nous, que nous soyons digne de représenter notre pays. Alors la propagande pourra jouer, car nous en serons le vivant démenti.